Trần Văn Khê se raconte
Enfance
Savoir que mon arrière-grand-père était un généralissime sous les règnes Minh Mạng et Thiệu Trị, dans l’ancienne royauté, l’ancienne monarchie, savoir que ma mère, issuede cette famille a su rompre avec ses liens afin de pouvoir s’engager à faire la révolution et penser à l’émancipation du peuple vietnamien, à la libération du pays, m’a impressionné.Je trouve son attitude formidable parce que si elle avait appartenu à une classe d’opprimés, il aurait été naturel qu’elle cherche à se dégager de cette condition afin de trouver un avenir meilleur. Mais elle était fille de riches propriétaires, elle possédait des rizières et elle a tout vendu et elle a donné aux révolutionnaires. C’est une prise de conscience qui m’a beaucoup étonné et je l’ai beaucoup admiré. Ma mère était secrétaire générale d’une cellule d’une association révolutionnaire du village de Vinh Kim. C’était en quelque sorte le parti pré-communiste, le parti qui deviendra par la suite le parti communiste. Elle a participé, presque organisé une manifestation pour protester contre une mesure imposée par l’administration française à propos des impôts. Elle s’est retrouvée en tête de la manifestation alors qu’il y avait une forte répression. Les soldats sont arrivés. Tout le monde a dû se cacher parce que les miliciens étaient venus nombreux. Ils n’ont pas tiré sur la foule, ils ont tiré en l’air et ensuite, avec leurs baïonnettes, ils ont avancé sur les manifestants. Ma mère s’est cachée dans une botte de foin.Les soldats sont venus pour arrêter les manifestants, ils ont piqué dans les bottes de foin avec leurs baïonnettes. Elle a été blessée deux ou trois fois et on l’a transportée à Cho Lon. Ses blessures se sont infectées et on l’a transportée au village où elle est morte des suites de ses blessures, le 25ème jour de la 6ème lune, en 1930.
La guerre
Pendant la guerre, pour la libération du pays, comme tous les camarades je ne pouvais pas rester les bras croisés, en ville, alors que presque tous mes camarades étaient dans la résistance, un jour ils m’ont dit, si tu peux venir avec nous ce sera avec grand plaisir. Mais c’était difficile de passer de la zone occupée à la zone de résistance. C’est l’Administrateur de la province de Ben Tre, Monsieur Pham Dong Ban, qui m’a donné l’autorisation de rejoindre la zone de résistance.
A ce moment là, j’avais ma famille à Ben Tre et j’ai dis à ma femme, enceinte de mon deuxième fils, d’aller se réfugier chez son oncle à Song Tram. Moi je suis allé dans la zone de résistance.
J’ai rencontré mes amis pour leur demander ce que je pourrais faire et je leur ai dit je ne pourrais jamais tirer sur quelqu’un, même sur un ennemi, j’en suis incapable. Mes amis ont respecté mon désir, ils m’ont demandé d’aller dans toutes les provinces changer les sonneries militaires.
Ensuite, je devais suivre le Comité Central de Propagande, expliquer à la population pourquoi on fait la résistance et lui donner le sentiment de fierté nationale. C’est pour cela qu’on devait chanter des chansons composées par Luu Huu Phuoc pour glorifier le général Tran Hung Dao qui avait battu les soldats mongols de la dynastie des Nguyên et aussi la grande victoire de l’empereur Lê Loi qui à ce moment là, était un simple paysan qui a provoqué un soulèvement contre l’occupation de l’armée des Minh en Chine. Alors j’ai chanté tout cela pendant qu’un autre étudiant en médecine faisait des conférences sur l’histoire du Viet Nam.
On allait dans les villages chanter tous les soirs, recueillir de l’argent 70% pour l’hôpital et 30% pour la troupe.
LA musique
La maison au village était à coté d’un abattoir et tous les matins on entendait les cris des porcs, alors mon oncle a dit qu’il n’était pas possible que ma mère, enceinte, entende continuellement ces cris. Il valait mieux qu’elle soit entouré de choses agréables, de belles fleurs, et il a fait construire spécialement une petite maison ici.
Tous les jours il est venu pour jouer de la flûte pour moi qui était dans le ventre de ma mère. C’était en quelque sorte de la musique prénatale, c’est cette musique qui m’a influencé lorsque j’étais dans le ventre de ma mère et à la naissance, malgré mon âge très tendre, j’avais déjà enregistré dans ma mémoire toute la musique traditionnelle. C’est ce qui fait que je ne peux pas dissocier l’amour que j’ai pour ma mère de l’amour que j’ai pour le pays, pour la tradition. C’est complètement lié en moi.
J'ai perdu ma mère à l'âge de 9 ans c'est pourquoi la chanson de mon ami Luu Huu Phuoc qui parle d'un orphelin qui cherche un petit coin de feu pour réchauffer son cœur me touche beaucoup.
Arrivé en France je m'inscris à Sciences politiques, je fais l'acteur pour payer mais études mais surtout, je reviens à la musique traditionnelle du Viet Nam. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai pu travailler à Paris dans un cabaret vietnamien où je chantais soit des chansons traditionnelles soit plus modernes.
J'aime aussi écrire des poèmes, composer des musiques sur mes poèmes ou ceux que j'aime.
J'ai fait la traduction du poème Dors ma chérie, dors écrit par la poétesse Mong Trung en 1957 en France, pour sa jeune soeur partie dans le maquis faire la Résistance au Viet Nam. J'ai composé dessus une musique et je le chante en m'accompagnant au piano, c'était à Paris, également en 1957.
Dors ma chérie, dors. Poème de Mong Trung. (cliquer pour accéder à la traduction)
Avec Mai Thu et Mong Trung j'ai donné des concerts en France, en Suisse. J'ai enregistré un disque qui recevra le Grand Prix du Disque décerné par l’académie du disque français. Pour moi c'est un encouragement, qui me convainc que je suis sur la bonne voie.
Mes camarades m’ont dit que le bourgeon de mon arbre s’est déjà manifesté au Viet Nam, mais lorsque je suis en France, ce sont le fleurs qui se sont épanouies, ce sont les fruits qui ont poussé.
C’est très joli parce que les germes sont au Viet Nam et la floraison est en France. Je peux parler de la rencontre de 2 cultures parce que j ai reçu une culture vietnamienne, une culture musicale, comme une culture confucéenne. En France j’ai reçu une autre culture scientifique, cartésienne et ça ne m’a pas gêné parce que ce sont des compléments.
Quand je parle de la musique traditionnelle à la jeune génération, je parle à ceux qui vivront dans le futur et lorsque je quitterai ce monde, tout ce que je verse dans leurs oreilles constitue en quelque sorte une sorte de levure pour permettre de fermenter, de créer autre chose. C’est une graine que je sème afin de trouver d’autres plantes, différentes peut-être de la tradition mais qui gardent les racines de la tradition.
Je suis en quelque sorte un lien entre la vieille génération conservatrice et la nouvelle génération créatrice, et tout ça, je le fais avec plaisir pour servir la musique vietnamienne.
La musique sans ajouter « traditionnelle » ou « nouvelle », c’est LA musique
Eléments de biographie
Après un court passage par le cinéma où il fut acteur pour payer ses études, Tran Van Khê devient l'ethnomusicologue, le musicien et chanteur traditionnel mondialement connu. Il fit toute sa carrière en France en tant que Directeur de recherche au Centre Nationale de Recherches Scientifiques, professeur d'ethnomusicologie à la Sorbonne, fondateur du Centre d'Etudes de Musique Orientale. Il contribua à faire connaître le grand musicien indien Ravi Shankar et joua avec Yehudi Menuhin.
Membre d'honneur du Conseil International de la Musique de l'Unesco, il a participé à plus de 200 festivals et congrès internationaux dans près de 60 pays. Mais afin d'ouvrir les jeunes à d'autres cultures il fut souvent invité à jouer de ses instruments de musique dans les écoles primaires, les collèges, lycées et universités français, européens ou américains.
Il a toujours voulu, à travers ses activités, être le pont entre son pays d'adoption et son pays d'origine. C'est sans doute pour cela que le président Mitterrand lorsqu'il voulut renouer les liens avec son ancienne colonie, demanda à Tran Van Khê de l’accompagner dans son voyage.
Sa mère meurt suite à une manifestation contre l’occupation française, il perd son père un an plus tard; il a 10 ans. Cette double perte et la cause le marqueront profondément.
C’est sur les valeurs confucéennes et le désir d’indépendance du Viet Nam que lui ont transmis ses parents que Tran Van Khê s’est construit. Mais brillant boursier de la république française il est aussi l’enfant de cette mixité culturelle entre la France et le Viet Nam
Pour son travail et son œuvre il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres.